Travailler ensemble sans subordination
Pour moi, David Bruant, cette histoire commence avec dtc
On a réussi à créer une structure où tout le monde a le même pouvoir formel. Et on est tou.te.s salarié.e.s. Et on gagne suffisamment notre vie On fonctionne sous une association loi 1901 un peu comme Scopyleft fonctionne sous forme de Scop
Mais avec Stéphane Langlois, on réalise que quand même, il y a un petit point qui nous chiffone sur cette construction : nous sommes salarié.e.s. Et le salariat, ça comporte un lien de subordination et ça ne colle pas trop avec la manière dont on fonctionne. Au final, on s’en sort parce que personne ne regarde ce qu’on fait de près dans nos petites structures… et que personne n’a un intêret à agir pour démontrer que nous n’avons pas de lien de subordination… et il serait sûrement impossible de prouver que nous n’avons pas de lien de subordination. Mais ça ne nous plait pas quand même. C’est pas trop notre culture : le lien de subordination, ce n’est pas compatible avec le consentement (compris au sens de “yes means yes” pour faire court)
Alors, on a cherché autre chose…
Détour : le salariat, ça contient un lien de subordination
Dans la doctrine légale, un contrat de travail en France repose sur 3 piliers :
- faire un travail
- être payé pour ce travail
- un lien de subordination entre le salarié et l’entreprise
S’il manque un travail effectif, c’est un emploi fictif S’il manque une rémunération, c’est quelque part entre du travail dissimulé et de l’esclavage S’il manque un lien de subordination, c’est une relation commerciale entre 2 entreprises “à égalité”
Tous les contrats de salariat, donc tous les CDI, tous les CDD, tous les contrats d’apprentissage, etc. Tous les contrats de salariat contiennent un lien de subordination.
Tu es actuellement en CDI ? Tu es subordonné.e
Il ne s’agit pas d’une opinion ou d’une croyance. Il s’agit du droit français (attention, c’est un peu dur à lire)
Un lien de subordination, c’est quoi ?
Le lien de subordination n’est pas défini dans le Code du Travail
Il est défini par la jurisprudence
le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné
Un CDI, c’est ça. C’est l’execution d’un travail sous l’autorité de quelqu’un qui donne des ordres, qui contrôle ce qu’on fait et peut sanctionner si on fait mal. Tous les CDI. Tous les CDD aussi, etc.
Ceci n’est jamais écrit dans le contrat, notamment parce que c’est le contrat même qui sous-entend cette relation
La relation employeur.euse-salarié.e, ce n’est jamais une relation d’égal à égal. Ce n’est jamais une relation win-win. C’est une relation déséquilibrée. L’employeur.euse donne des directives, le.a salarié.e s’execute
Et dans beaucoup de cas, ça se passe très bien : on se met d’accord sur ce qu’il faut faire et comment le faire et donc, ça roule
Et dans d’autres cas, l’ordre de l’employeur.euse ne prend pas soin du consentement du.e la salarié.e. Et dans ces cas-là, la loi est très claire : la.e salarié.e se fait piétiner son consentement au profit de l’employeur.euse. Si le.a salarié.e privilégie son consentement ielle est en tort et pourra se faire licencier pour faute grave, pour insubordination
Quand une personne vous propose un CDI ou un CDD, c’est cette relation-là qu’elle vous propose. Même dans une SCOP, même dans une entreprise de l’ESS, même si l’offre a l’air merveilleuse par ailleurs
… et ça ne nous convenait pas comme relation, parce qu’on n’a ni envie de subordonner les personnes avec lesquelles on travaille, ni envie de leur être subordonnées.
En attendant une réponse : la meilleure version du lien de subordination
Pour Scopyleft et dtc, on a trouvé une solution temporaire pour le lien de subordination : la subordination au collectif
Le lien de subordination est défini entre l’entreprise et la.e salarié.e. Mais dans le concret, c’est qui “l’entreprise” ? Qui donne les ordres et contrôle et sanctionne ? Concrètement, la plupart du temps, l’entreprise nomme un.e mandataire social.e qui est la personne physique qui subordonne les salarié.e.s. Cette personne représente les intérêts de l’entreprise et transforme ces intérêts en ordres et directives pour les salarié.e.s
Mais dans une association, il n’existe pas d’obligation de nommer de mandataire social.e. Les intérêts de l’entreprise, ordre, contrôle et sanctions peuvent être définis par l’organe de gouvernance de l’association. Et si cet organe est un collectif, alors, c’est ce collectif, via son processus de décision habituel qui définit et met en œuvre le lien de subordination. Et il n’existe rien qui empêche chaque salarié.e de faire partie de cet organe de direction non plus.
Côté SCOP, en SARL, il y a une obligation de nommer un.e gérant.e qui joue le rôle de mandataire social.e pour le lien de subordination… ou plus précisément, une obligation de nommer “une ou plusieurs” gérant.e.s. Bien que très inhabituel, il est possible de nommer tou.te.s les salarié.e.s gérant.e et de préciser dans les statuts de la structure que le lien de subordination est avec le collectif des gérant.e.s
Au final, on se trouve dans une situation où chaque salarié.e est subordonné au collectif et fait partie de ce collectif et donc prend part à part égale aux décisions. Il reste un lien de subordination, mais aucun individu n’a un pouvoir spécial sur tous les autres. Aussi, il est possible qu’un sous-ensemble majoritaire des salarié.e.s subordonne les autres en piétinant complètement leur consentement, mais c’est une situation qui n’est pas facile à construire non plus.
Un salariat sans subordination
On a rarement vu des travailleurs revendiquer un rapport de soumission à leur patron. Pourtant, les conducteurs de voitures de transport avec chauffeur (VTC) qui travaillent en liaison avec des plates-formes numériques comme Uber ont brandi ce lien. Il s’agit pour eux d’échapper à leur situation d’indépendants afin de bénéficier de droits sociaux, en faisant valoir qu’ils dépendent en réalité d’un employeur auquel ils sont subordonnés
Nous ne sommes pas les seul.e.s sur cette quête
Le salariat, même s’il comprend un lien de subordination, n’est peut-être pas à jeter dans son ensemble
Le salariat, c’est aussi un système où les salarié.e.s cotisent solidairement ensemble à des systèmes nationaux d’assurance chômage, vieillesse, accidents. Ces systèmes sont une pièce où une face est une solidarité et l’autre une sécurité. Et on trouve que c’est assez stylé cette mutualisation des risques par cotisation
La question devient alors : existe-t-il un moyen de participer à et bénéficier de cette solidarité/protection tout en préservant le consentement de toutes les personnes impliquées dans le collectif, sans passer par la case subordination ?
La réponse est oui
On va détailler d’abord les fausses pistes
Le statut de cadre-dirigeant
Le statut de cadre-dirigeant nous a semblé pertinent. Il est défini selon ces critères :
- des responsabilités importantes impliquant une grande indépendance dans l’organisation de son emploi du temps ;
- une prise de décision largement autonome ;
- une rémunération parmi les plus élevées de l’entreprise.
Les deux premiers critères vont bien avec nos objectifs, mais le 3ème ne nous correspond pas vraiment. Nous souhaitons que chaque personne puisse déterminer sa rémunération et ce critère irait à l’encontre de ce souhait
Le statut d’entrepreneur-salarié-associé
La loi ESS de 2014 a créé 2 choses qui vont de pair :
- un type d’entreprise : les Coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE)
- un nouveau statut de travailleur.euse : le statut d’Entrepreneur-Salarié-Associé (ESA)
Le statut d’ESA n’est pas un statut de salarié (donc pas de contrat de travail et pas de subordination), mais il permet d’être reconnu comme “assimilé-salarié”, donc on cotise pareil pour le chômage, la santé, la retraite que les salarié.e.s-subordonné.e.s et on a le droit à la même protection
Seulement, pour avoir ce statut, il faut créer une CAE… et pour créer une CAE, il faut d’abord créer une SCOP (pour simplifier)…
La formule la plus simple pour être salarié.e sans subordination
En creusant ce que c’est légalement une Scop, on a lu la Loi n° 78-763 du 19 juillet 1978 portant statut des sociétés coopératives de production (ou “loi 78”)
Et il y a les articles 1 et 17 qui disent notamment :
Les [Scop] sont formées par des travailleurs (…), associés pour exercer en commun leurs professions dans une entreprise qu’ils gèrent directement (…)
- Article 1
Les gérants, (…) lorsqu’ils perçoivent une rémunération de la société au titre de leurs fonctions, sont, au regard de la législation du travail, considérés comme employés de l’entreprise Dans les conditions prévues à l’article 15, lorsqu’ils sont titulaires d’un contrat de travail, les conditions d’un éventuel maintien du lien de subordination résultant de leur qualité de salarié sont précisées dans l’acte prévoyant leur nomination à l’une des fonctions mentionnées au premier alinéa du présent article. A défaut, le contrat de travail est présumé suspendu pendant l’exercice de l’une des fonctions mentionnées au même premier alinéa.
- Article 17
Cette combinaison nous explique que :
- chaque gérant.e est considéré comme salarié.e de l’entreprise s’iel est rémunérée pour sa fonction de gérant.e
- les gérant.e.s qui travaillent dans la scop peuvent ne pas avoir de contrat de travail
Et donc au final, il est possible de créer une scop où :
- chaque personne est associée
- chaque personne est gérante et donc assimilé-salariée
- aucune personne n’a de contrat de travail (et donc aucune n’est subordonnée ni à une autre personne, ni même au collectif)
Objectif atteint !
(Et le statut d’ESA dans une CAE n’est pas nécessaire. Une Scop suffit !)